1.Héritage du mépris historique et stigmates persistants
Lors de mon récent séjour à Mbuji-Mayi, après plus de trois décennies d’absence, j’ai ressenti une émotion difficile à contenir. Les larmes n’étaient pas loin, tant le contraste entre mes souvenirs et la réalité actuelle m’a frappé avec violence. J’ai retrouvé une ville marquée par l’abandon, où les infrastructures vitales sont en ruine, où l’espoir semble parfois s’être dissous dans la poussière des routes non asphaltées et des projets inachevés.
Les hôpitaux autrefois emblématiques de la MIBA – qui faisaient la fierté de toute une génération – sont aujourd’hui à l’agonie. La cité MIBA, autrefois modèle d’urbanisation structurée, est désormais occupée par des privés qui s’y sont installés sans scrupule, érigeant des hôtels ou des commerces jusque dans des zones jadis strictement résidentielles. Ce bradage progressif du patrimoine collectif se fait sous les yeux impuissants, voire complices, de certains gestionnaires actuels. Une cité conçue pour les travailleurs est devenue un no man’s land où les intérêts privés dictent la loi, sans que personne ne lève la voix.
Et pourtant, malgré ce tableau accablant, quelques signes de renaissance pointent à l’horizon. Depuis l’accession du Président Félix Tshisekedi au pouvoir, certains chantiers ont été initiés. Des infrastructures sont en cours de construction, parfois encore modestes, mais réelles. Elles ne suffisent pas à redresser l’ensemble du Kasaï, mais elles ont le mérite d’exister, d’insuffler une lueur d’espoir. Elles témoignent aussi d’une volonté politique, encore timide, mais perceptible.
Malgré cela, lorsque j’ai partagé mon désarroi, certains compatriotes m’ont répondu : « Mais toi tu dis que rien n’a changé, pourtant on a beaucoup amélioré… » Ces mots m’ont interpellé. Ils révèlent un fossé de perception. Pour certains, l’existant – même imparfait – est une avancée. Pour d’autres, dont je fais partie, c’est l’écart entre notre potentiel et notre réalité qui rend la situation intolérable. Le Grand Kasaï ne doit pas se contenter de miettes ou d’illusions de progrès. Il mérite une révolution structurelle, une renaissance audacieuse.
L’histoire de notre pays est marquée par une marginalisation systémique du Grand Kasaï, sous tous les régimes. Mobutu, Laurent-Désiré Kabila, Joseph Kabila : tous ont contribué, d’une manière ou d’une autre, à maintenir la région dans une forme d’embargo géopolitique. L’absence d’infrastructures, le manque d’investissement, l’oubli des grands programmes nationaux sont les marques visibles de ce désamour d’État. La faute fut souvent rejetée sur l’engagement politique d’Etienne Tshisekedi, comme si toute une région devait être punie pour l’audace d’un homme.
Plus grave encore, certains enfants du Kasaï ont contribué à cet isolement, par calcul, par peur ou par méconnaissance des enjeux. En confondant opposition politique et opprobre régional, ils ont renforcé l’idée que le Grand Kasaï ne méritait pas mieux. Cette autocensure, cette passivité face à l’injustice, a prolongé le supplice.
Aujourd’hui encore, les stigmates de cette époque se lisent dans le quotidien : routes crevassées, écoles en ruine, centres de santé indigents, quartiers sans électricité ni eau potable. La capitale provinciale, Mbuji-Mayi, peine à retrouver sa dignité d’antan. Ce constat amer n’a rien d’un discours défaitiste. C’est un cri de vérité, un appel à regarder la réalité en face pour mieux en sortir.
2.Et si le pouvoir n’était qu’un mirage sans volonté collective ?
L’accession de Félix Antoine Tshisekedi à la magistrature suprême en 2019 a suscité un immense espoir dans l’espace Grand Kasaï. Pour la première fois dans l’histoire de la RDC, un enfant de la région, un “Muluba”, brisait le plafond de verre imposé depuis des décennies. Ce moment fut vécu par beaucoup comme une victoire symbolique, une revanche de l’histoire, une réponse divine à des années d’humiliation silencieuse. Mais aujourd’hui, cinq ans plus tard, une question lancinante se pose : qu’avons-nous fait de cette opportunité historique ?
Car un président, aussi dévoué soit-il, n’est pas un magicien. Comme l’avait si bien dit le Maréchal Mobutu lui-même : « Le Président peut tout… avec le concours de son peuple. » Mais dans le cas du Grand Kasaï, qui travaille réellement avec le Président Tshisekedi sur le terrain ? Où sont ses relais fidèles, actifs, efficaces ? Qui sont ces cadres, gouverneurs, députés, ministres, mandataires issus du Kasaï qui l’aident à transformer la vision présidentielle en actions concrètes ? Agissent-ils dans l’intérêt du peuple ou se contentent-ils de répéter ce que le chef veut entendre, au mépris des réalités criantes sur le terrain ?
La vérité dérange, mais elle est nécessaire. Quels résultats tangibles peut-on présenter comme bilan de cinq années de pouvoir dans le Grand Kasaï ? À Lusambo, Kabinda, Mwene-Ditu, Tshilenge, Tshikapa, Tshimbulu, Ndemba, Ilebo, Mweka ou Luebo, quels ouvrages structurants ont vu le jour ? Combien de routes modernes relient aujourd’hui ces territoires ? Combien de bibliothèques, de centres culturels, de stades aux normes internationales, ou d’universités rénovées peut-on citer fièrement ? Quel est le niveau d’accès à l’électricité, à l’eau potable, ou aux soins de santé dans ces coins, souvent oubliés même des bulletins gouvernementaux ?
En revanche, dans les quartiers chics de Kinshasa, les villas à trois ou cinq niveaux poussent comme des champignons, construites par des politiciens ressortissants du Grand Kasaï. Certains achètent des immeubles à l’étranger, investissent dans des maisons en Europe ou en Amérique, pendant que leurs propres villages manquent d’écoles dignes de ce nom. Comment expliquer cette déconnexion entre l’origine et l’engagement, entre le pouvoir détenu et la misère laissée derrière soi ? Le développement n’est-il qu’un discours pour les campagnes électorales ?
Et pourtant, une route bien planifiée, avec une volonté politique ferme, peut être achevée en moins d’un an. Des écoles peuvent être construites en quelques mois. Des stades, des bibliothèques, des centres d’affaires, des incubateurs pour jeunes peuvent voir le jour rapidement. Alors, qu’est-ce qui nous empêche de le faire ? Incompétence, corruption, absence de vision collective ? Ce ne sont pas les ressources qui manquent, ni les talents, encore moins la légitimité politique dans la région. Ce qui fait défaut, c’est la volonté, la cohésion, et surtout, la capacité à s’élever au-dessus des intérêts individuels pour embrasser une mission collective : faire du Grand Kasaï une terre d’émergence, une référence nationale, un centre d’excellence. Mais cela ne se fera pas tant que les élites kasaïennes continueront de privilégier leurs carrières personnelles au détriment de l’héritage collectif. Le pouvoir, sans projet ni conscience historique, n’est qu’un luxe inutile.
3.Quand les collaborateurs deviennent des barrières : le vrai visage de l’instabilité
L’espace Grand Kasaï détient aujourd’hui un triste record national : celui de l’instabilité institutionnelle chronique. Les bureaux des assemblées provinciales y tombent plus vite que les saisons ne changent. Les gouverneurs y sont élus ou nommés avec enthousiasme, parfois même dans l’euphorie, pour être ensuite démis de leurs fonctions à peine installés. Trois gouverneurs en cinq ans, pour une seule province : c’est plus qu’une anomalie, c’est un système malade, incapable de se stabiliser, de planifier, et donc de développer durablement ses territoires.
Mais cette instabilité ne vient pas de nulle part. Elle est le fruit d’un engrenage pernicieux, d’une élite politique locale et nationale qui a transformé le pouvoir en marchandise. Derrière chaque motion de censure, chaque limogeage ou suspension, se cachent des jeux d’intérêts personnels, des règlements de comptes, et surtout, des logiques de rétrocession financière. Car aujourd’hui, il ne suffit plus d’être compétent pour gouverner, il faut surtout avoir “payé” sa place ou être parrainé par un “notable” du régime.
Dans de nombreuses provinces, des collaborateurs du chef de l’État, censés l’accompagner loyalement dans la mise en œuvre de sa vision, se comportent comme de véritables petits dieux. Ils proposent les noms de gouverneurs, de ministres, de mandataires publics, mais pas par souci de performance ou de mérite. Non. Ils vendent des postes, posent des conditions, exigent des engagements financiers. Une fois leur candidat en place, ils attendent le retour sur investissement : pourcentage sur les fonds provinciaux, marchés publics orientés, nominations clientélistes… Et gare à celui qui refuse de jouer le jeu ! Son mandat est déjà compromis. La sanction tombe rapidement : motion de censure, rumeurs de corruption, suspension, ou pression populaire organisée.
Dès lors, comment imaginer le développement dans un tel climat ? Quel gouverneur peut sérieusement lancer un plan d’infrastructures, stabiliser les finances, attirer des investisseurs, ou promouvoir l’agriculture, lorsqu’il passe la moitié de son mandat à satisfaire les exigences de ceux qui l’ont “placé” ?
Cette forme de prédation institutionnelle est un poison lent, un obstacle majeur à toute gouvernance responsable et transparente. Elle vide les institutions de leur substance, décourage les cadres intègres, et envoie un message dévastateur à la population : “ce n’est pas la compétence qui paie, mais la loyauté à un système corrompu.”
Alors, Monsieur le Président de la République, une question essentielle se pose : qui est réellement avec vous ? Qui vous accompagne fidèlement dans cette mission si noble mais si complexe ? Est-ce ceux qui vous parlent à l’oreille tout en transformant votre pouvoir en fonds de commerce, ou ceux qui, sur le terrain, dénoncent les abus et proposent des alternatives ? L’heure est venue de faire le tri. Car l’instabilité actuelle n’est pas seulement un problème local, elle mine votre propre vision du changement. Et si rien n’est fait, elle finira par ternir même les bonnes intentions.
4.Repenser notre rapport au pouvoir : de la loyauté aveugle à la responsabilité citoyenne
Dans de nombreuses démocraties matures à travers le monde, notamment en Occident, il est rare – voire inconcevable – de voir un chef d’État inaugurer une école primaire, un petit pont rural ou une salle de soins communautaire. De tels actes relèvent de la routine administrative des gouvernements locaux, non d’un événement politique national. De même, l’arrivée d’un gouverneur ou d’un ministre dans une ville ne donne lieu ni à des manifestations populaires massives, ni à des journées chômées décrétées par zèle, ni à des cérémonies coûteuses. Ce qui compte, ce sont les résultats concrets et la reddition des comptes, pas le spectacle.
En RDC, et plus particulièrement dans certaines provinces comme celles du Grand Kasaï, le rapport au pouvoir reste marqué par un culte de la personne, une célébration quasi religieuse de l’autorité politique, même quand celle-ci échoue. Les foules se mobilisent pour acclamer un gouverneur entrant, parfois même avant qu’il ait posé le moindre acte. Des routes sont bloquées, les écoles fermées, les commerces à l’arrêt, simplement parce qu’un ministre ou un président est de passage. Cela pose une question fondamentale : à quoi sert la politique, si elle devient un spectacle sans évaluation ? Il est donc urgent de repenser en profondeur notre culture politique. L’ère des suivismes aveugles, des fidélités émotionnelles et du clientélisme tribal doit céder la place à une citoyenneté critique, consciente et responsable.
Être membre de l’UDPS, de l’UNC, du PALU, du MLC ou de tout autre parti, ne doit pas signifier renoncer à son droit – et son devoir – de questionner, de critiquer et d’interpeller. La loyauté ne doit pas être confondue avec la servitude intellectuelle. Ce que nous devons à nos partis et à nos leaders, c’est la vérité. Rien de plus.
Pourquoi donc, dans le Grand Kasaï, toute voix critique est-elle immédiatement soupçonnée de trahison ? Pourquoi l’interrogation devient-elle une menace, et la proposition alternative, un crime de lèse-majesté ? Cette mentalité est dangereuse, car elle étouffe l’innovation, favorise la médiocrité et alimente l’impunité. Un véritable patriote ne se contente pas d’applaudir, il réclame des résultats, il exige des comptes, il défend le bien commun, même si cela signifie contredire ceux qu’il admire.
Nous devons oser dire que nous avons échoué sur plusieurs fronts, non pour accuser ou démolir, mais pour corriger et reconstruire. Refuser de reconnaître nos échecs, c’est les pérenniser. Aimer sa province, c’est vouloir son développement, et cela passe par une gouvernance rigoureuse, transparente et audacieuse.
Le Grand Kasaï ne peut pas se permettre de continuer à glorifier la fonction sans évaluer la mission, à honorer les discours sans vérifier les résultats, à acclamer les hommes sans mesurer les faits.
Repenser notre rapport au pouvoir, c’est libérer notre avenir des chaînes du symbolisme creux. C’est mettre fin à la politique-spectacle pour embrasser la politique de construction. C’est là que commence la vraie révolution citoyenne.
5. Vers une conscience collective pour l’émergence du Grand Kasaï
Ce n’est pas le moment de désespérer, mais plutôt de s’organiser. Le Grand Kasaï peut encore se relever, à condition que ses filles et fils refusent désormais le confort de la résignation. Il nous faut un nouvel élan collectif, ancré dans une conscience régionale renouvelée, orientée vers le développement, la paix, l’unité et la transformation durable. Nos provinces doivent apprendre à parler d’une seule voix, à planifier ensemble, à exiger et non quémander.
Nos élites doivent cesser d’utiliser les postes comme des trophées personnels et commencer à les voir comme des leviers au service du peuple. Le Kasaï a besoin de bâtisseurs, de stratèges, de penseurs, de leaders visionnaires, pas de courtisans ni de suiveurs.
Conclusion : Le destin du Grand Kasaï est entre nos mains
L’histoire est implacable avec les peuples qui refusent de lire les signes du temps. Elle juge non seulement les actes commis, mais aussi les occasions manquées, les silences complices et les réveils tardifs. Aujourd’hui, nous sommes à la croisée des chemins. Après Félix Tshisekedi, que deviendra le Grand Kasaï si nous n’avons pas bâti, projeté, semé les graines d’un développement durable et autonome ? Allons-nous encore attendre un autre “fils du terroir” pour espérer exister ? Ou allons-nous enfin prendre en main notre destin, sans dépendre d’un homme, fût-il Président de la République ?
Car il ne suffit pas d’être représenté au sommet de l’État si, à la base, nous restons désorganisés, divisés, passifs ou corrompus. Le véritable pouvoir n’est pas dans les fonctions qu’on occupe, mais dans les responsabilités qu’on assume. Refuser de penser, de critiquer, de proposer et d’agir, c’est accepter que d’autres décident à notre place, parfois contre nos intérêts.
Mais au-delà du jugement de l’histoire, il y a un autre rendez-vous, encore plus redoutable : celui que chacun de nous aura avec sa propre conscience, et avec Dieu. Pourquoi nous a-t-Il faits Kasaïens ? Pourquoi nous a-t-Il placés dans cette région bénie de richesses naturelles, de valeurs humaines, de mémoire politique et de dignité culturelle ? Qu’aurons-nous fait de cette identité ? De cette mission ? Que répondrons-nous, lorsque le Créateur nous demandera : “Qu’as-tu fait de ton territoire, de ton peuple, de ta responsabilité citoyenne ?”
L’éveil du Grand Kasaï n’est pas une utopie. Il est possible. Il est nécessaire. Il est urgent. Mais il commence par une remise en question de chacun de nous, dans nos familles, dans nos partis, dans nos églises, dans nos cercles d’influence, dans nos ambitions personnelles. C’est à nous de dénoncer l’injustice, de briser les chaînes du silence, de construire une nouvelle culture politique. Une culture de résultats, d’intégrité, de vérité.
Le temps n’est plus aux slogans, mais à l’action responsable. Refusons d’être un bastion de la symbolique politique sans résultats tangibles. Ne soyons pas les gardiens d’un trône vide, mais les bâtisseurs d’un avenir réel. Le réveil du Grand Kasaï commence maintenant – ici, avec toi, avec moi, avec nous tous. C’est une question de conscience, de justice, et de foi dans le destin que Dieu nous a confié.